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Par-delà l’ « amour importun » : voix et figures de l’amour chez Eiffel
Beyond “unwelcome love”: voices and images of love in the music of Eiffel

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Introduction : chansons trouées

Dans un chapitre de son ouvrage De la culture rock qu’il dédie aux « interstices » et dont le point d’orgue est un « appel à la déviance » (260) comme offrant « des possibilités de vie nouvelles, des rapports au monde inédits » (244), Claude Chastagner écrit :

[…] l’essentiel de ce que nous définissons comme acte de résistance consiste à occuper un espace individuel, à inventer une relation personnelle au monde. […] Elle (la résistance) est une action individuelle, l’acquisition pour soi-même de temps et d’espace, symboliques ou physiques, même si ces espaces demeurent interstitiels. […] Cet acte de résistance individuel est une opération souple, élastique, une stratégie de contournement qui refuse l’opposition frontale. Elle s’élabore à partir de tentatives individuelles d’affranchissement, de petits actes modestes qui échappent au contrôle et font naître de nouveaux espaces pour nous permettre de croire au monde, monde dont nous avons été et serons toujours dépossédés. (Chastagner 258-259)

C’est dans ces « espaces interstitiels », lieux du questionnement, de l’incertitude, de l’instabilité, de la quête, acte d’amour avec le monde perpétuellement recommencé, que paraît se loger la démarche du groupe Eiffel. Cette démarche est illustrée de manière particulièrement éloquente par l’un des titres les plus récents du groupe, « Chanson trouée » (de l’album Foule Monstre, sorti en 2012). Dans ce morceau – le plus long de l’album avec 7 minutes, très largement excédées en concert –, la ligne mélodique toute en errances et en bifurcations, la montée en puissance instrumentale et vocale se conjuguent à un texte où les « trous » évoqués sont autant d’espaces de respiration, d’aspirations à un infini de l’élan vital, érotique et créateur. Ces aspirations à ré-enchanter le monde par un souffle de vie retrouvé (« Tripons aux vents maboules ») s’y trouvent matérialisées par le flot des images qui s’engouffrent et s’entrechoquent dans un texte semblant spiraler, à l’instar des « carrousels » de l’imaginaire invités à se mettre en marche au début de la chanson (« Tournoyez / Carrousels ») :

Et si nos voix sont cabossées
Que la chanson est trouée… Au moins
Il y souffle encore des mystères

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Tu peux m’embrasser
Nous, rois de rien, princes de nulle part
Si l’on est pieds et poings liés… Au moins
Dans la chanson trouée, dare-dare
On peut encore s’aimer
(« Chanson trouée »)

L’amour, l’élan créateur qu’il génère pour les « Nous, rois de rien, princes de nulle part » – la valeur référentielle de « nous » étant elle aussi « trouée », ouverte à l’infini – s’affichent comme valeur de résistance à tout ce qui entrave : au temps et à la mort, à l’adversité, au figement des attitudes et des croyances, à l’immobilisme mental. Cette invitation à battre en brèche ces obstacles pour permettre le déploiement de la vie et de l’imaginaire est amplifiée par les « Venez, circulez » et autres « Allez, inventez » qui jalonnent la chanson, culminant à travers le pouvoir performatif du tout dernier mot de la chanson, « s’échapper ». La fin du morceau n’est d’ailleurs pas sans évoquer, par ses glissements harmoniques multipliés, sa montée en puissance instrumentale sur fond d’ostinato vocal invitant à une forme de résistance, certaines pièces emblématiques de David Bowie, telles que « Rock n Roll Suicide » et surtout « Cygnet Committee », ou des Beatles, telles que « Hey Jude » ou « A Day in the Life ». Cette dernière peut d’ailleurs apparaître comme la « chanson trouée » par excellence en raison notamment de ses décrochages rythmiques et mélodiques allant jusqu’à la cacophonie, de l’assemblage des « trous » digne de la pataphysique qui y est évoqué (« how many holes it takes to fill the Albert Hall », ainsi que de l’échappée onirique qu’elle déploie (« I went into a dream »). Quant à « Cygnet Committee » de Bowie, l’auditeur ne peut qu’avoir en mémoire ses derniers couplets où, dans les envolées d’une ligne musicale tourbillonnante, les dernières paroles font entendre un appel pressant surgi du flot lyrique d’un texte dont l’image ultime n’est autre qu’une « trouée » (« shining through »), un souffle perpétué par les élans conjugués de la guitare et de la voix :

And I want to believe
In the madness that calls ‘Now’
And I want to believe
That a light’s shining through
Somehow

 And I want to believe
And you want to believe
And we want to believe
And we want to live

De manière peu surprenante, « A Day in the Life » a fait l’objet d’une superbe reprise de la part d’Eiffel,[1] la chanson étant partie prenante – au même titre que d’autres morceaux des Beatles ou de Bowie – de l’imaginaire artistique et des influences musicales déclarées de Romain Humeau et de son groupe.

Valeur de résistance, convergence de l’amour et du ré-enchantement du monde : l’idée en elle-même n’est certainement pas nouvelle, mais la forme, ou plutôt les formes musicales et textuelles sont bel et bien inédites, ayant permis à un véritable « style Eiffel » [End Page 3] de s’affirmer et de s’incarner à travers de nombreux ajouts et renouvellements esthétiques au fil des années. À ce cisèlement stylistique s’ajoutent, comme autant de « trous », de brèches dans ce qui ne serait sans cela que linéarité et homogénéité, les variations spectaculaires du grain de la voix de Romain Humeau, voix étonnamment plastique se faisant tour à tour lyrique, enjouée, grave, enragée, comme le montrent avec éclat des performances live marquées par une théâtralisation croissante : on peut notamment citer les multiples interprétations de la chanson « Hype » (de l’album Abricotine), envahies au fil des concerts d’idiomes, d’onomatopées, de voix et de fragments de discours divers au gré de la fantaisie créatrice de l’interprète.[2]

Cartes du Tendre

Né à la fin des années 1990, le groupe bordelais, constitué dans sa forme actuelle par Romain et Estelle Humeau, Nicolas Courret et Nicolas Bonnière, est nourri de diverses influences allant de la pop et du rock anglo-américains (Beatles, Pixies, Bowie, Stooges, entre autres) à la chanson française (Brel, Vian, Ferré). Romain Humeau, auteur-compositeur, chanteur et multi-instrumentiste, arrangeur de morceaux pour d’autres artistes ou groupes tels que « Des visages des figures » de Noir Désir où cordes et hautbois emportent dans d’étranges élans harmoniques et une série de crescendos l’envoûtante chanson-titre de l’album de 2001, se montre tout aussi adepte des recherches sonores les plus élaborées que d’un travail d’orfèvre sur une langue française qu’il vénère. S’abreuvant à plusieurs sources artistiques (littérature, peinture, genres musicaux variés, du baroque au rap en passant par l’électro et le lyrisme d’un Brel), fort d’un enseignement musical rigoureux et d’un éveil musical précoce à la musique ancienne et baroque, à la chanson française et au rock, il est également rompu aux tangages du langage et de la littérature, via notamment sa pratique des excentriques influencés par le surréalisme tels que Boris Vian et sa fréquentation des textes anciens. Ainsi, à l’instar de la célèbre « Ballade des Pendus » revisitée par Ferré, la chanson « Mort j’appelle », de l’album A tout moment (2009), met à l’honneur la poésie de Villon, la musique y jouant de divers procédés symboliques, tels qu’un ostinato au clavier et les timbres d’instruments anciens, pour évoquer la perte de la femme aimée. Le même album donne également des lettres de noblesse très contemporaines à l’imagerie amoureuse de la Renaissance via l’allusion à la pavane lachrymae du poète et compositeur élisabéthain John Dowland dans « Minouche [3]», figurant la solitude et la peine de l’héroïne de la chanson, laissée pour compte d’un monde où les individus sont traités « à la rafle à la gifle », dénonciation qui clôt de manière significative son état des lieux par un résolument humaniste « Rien de toi ne m’est étranger ». Cette dernière formule témoigne de l’accent mis sur l’intégralité d’une « humaine condition » dont l’histoire, les remous et les travers laissent par ailleurs des traces très palpables dans les chansons où métaphores, double entendre et autres fulgurances langagières constituent l’une des signatures stylistiques de l’auteur. Il en est ainsi de ces « mots passants du Horla juste à côté de moi » [« Ma part d’ombre »], ou de cette « Foule monstre / Qui vire et volte à tout bout de chants » [« Foule Monstre »] où la métaphore du monstre reprend de sa vigueur en s’associant aux variations orthographiques et à l’homophonie convoquant les voix discordantes pour faire surgir une vision carnavalesque d’un autre temps (« vire et volte ») se frayant soudain un chemin dans le [End Page 4] nôtre. Romain Humeau a en effet affirmé à maintes reprises son goût pour les « paysages oniriques », pour les mélanges sensoriels insolites, pour « le fait de rêver d’un endroit (sonore et un tant soit peu poétique, en l’occurrence) et de rendre ce ‘lieu fictif’ totalement réel et audible [4] » ou, en d’autres termes, accessible à une « compréhension émotionnelle » qu’il oppose, dans la mouvance de David Lynch, à une « compréhension intellectuelle [5] », en réponse à l’évocation du caractère parfois obscur de ses textes.

Le résultat de ce chatoiement artistique d’influences et de stratégies expressives est le déploiement de toute une palette instrumentale, vocale et rhétorique qui permet de donner corps, au fil des six albums du groupe (dont un live), aux observations et aux émotions les plus diversifiées. Se faisant, selon une formule fréquemment répétée au cours des interviews, « colporteurs d’impressions »,[6] le groupe de Romain Humeau cisèle au fil de ses créations une série de vignettes-instantanés, observations et tentatives de saisie d’un univers en mutation marqué par l’instabilité des valeurs et des repères. Hantés par la mort, la perte, le déclin, les albums successifs peuvent être perçus, au-delà de ces constats sombres – pour reprendre l’adjectif qui donne son titre à une des chansons emblématiques d’Eiffel –, comme une célébration de l’élan vital et créateur, de l’éros dans son acception la plus englobante, sur des modes faisant alterner lyrisme, ironie, compassion, regard surplombant ou intimisme. L’amour s’y décline sous les formes diverses du rapport à l’autre, être aimé vivant ou disparu, figure entraperçue, instance singulière ou collective, mais aussi d’un rêve de fusion où domine l’appel d’une création rédemptrice. Dans tous les cas, l’amour offre le visage d’une force salvatrice qui, via la variété des textes, des arrangements, des emprunts, des jeux langagiers, se déploie dans sa multiplicité. Cette cartographie de l’amour s’inscrit dans le paysage de la chanson d’amour rock d’une manière particulièrement inventive et stimulante, contribuant, comme on le devine à travers les quelques incursions déjà faites, à redéfinir les contours et les spécificités du genre par son franchissement toujours enthousiaste, souvent ludique et toujours savamment orchestré, de nombreuses frontières.

Invitations au voyage

Cette notion même de frontière introduit un constat, découlant de la diversité énumérée précédemment : comme on a pu en avoir un premier aperçu, chez Eiffel, la chanson que l’on pourrait qualifier « d’amour » déborde largement de son format habituel, occupant un territoire musical et textuel mouvant et très difficilement « bornable ». Ce débordement, cet estompage des frontières tendent à s’accentuer au fil des albums, la figure de l’être aimé y étant toujours plus protéiforme, toujours plus chargée de nuances et de résonances. Dans les premiers albums (Abricotine et Le Quart d’heure des ahuris), certains morceaux dessinent une sorte de carte du Tendre d’amours adolescentes, de « Douce adolescence » à « Te revoir » en passant par « Inverse-moi », titres dont la capacité d’accroche réside non seulement dans l’inventivité mélodique – omniprésente chez Eiffel – mais aussi dans la dualité du décor qui y est planté. Loin de ne dévoiler qu’un vert paradis d’innocence et d’illusion, ce paysage fait d’emblée la part belle à l’ombre de la mort et de la perte : [End Page 5]

Je suis prisonnier du sort
Je reste en vie ou alors
Mort
Inverse le cours du temps
Inverse-le pour que nous restions beaux amants
(« Inverse-moi »)
Te revoir en chair et en os
Te revoir même s’il ne reste que les os
Il y a si longtemps et je ne me souviens plus
Si c’était toi, si c’était moi, si c’était lui
[…]
Et pendant que l’amour ressemblait légèrement à la mort ça chantait Sea, Sex and Sun (« Te revoir »)

Ainsi, dans la chanson « Douce adolescence », le refrain sucré aux allures mélodiques de comptine et les onomatopées ludiques voisinent avec un texte chargé d’allusions à la mort, à l’immobilité, combattues par la rage grandissante d’un « I can not forget you » inlassablement répété (en anglais, idiome auquel Romain Humeau a fréquemment recours dans son écriture en raison de ses composantes mélodiques et rythmiques et des réminiscences pop et rock dont il est chargé). Cette répétition se fait particulièrement insistante et rageuse dans la version de l’album live Les Yeux fermés où elle sature complètement la fin du morceau jusqu’à y devenir une sorte de mantra et de formule propitiatoire, « you » y désignant tout aussi bien l’être aimé que tout l’agencement qu’il incarne et fait miroiter : l’élan vers un ailleurs, la capacité de découverte et d’ouverture des possibles [« Être adolescent jusqu’au dernier jour » (« Douce adolescence »)].

C’est ce même appel à la perpétuation d’un élan vital menacé qui résonne à travers la chanson « Sombre » déjà mentionnée. Au verdict de l’amour devenu « importun », qui a fui un monde sclérosé par la virtualité et l’absence de rapports humains authentiques, succède un refrain où l’amour s’incarne à travers la figure emblématique de Shéhérazade, détentrice d’une histoire sans fin repoussant les limites de l’univers carcéral évoqué :

Prends ma main si tu les aimes un peu froides
À travers les silhouettes on voit les ombres
Je te prendrai en Shéhérazade
Si tu es la vie et qu’il y fait moins sombre
(« Sombre »)

L’atmosphère orientalisante créée par les rapides montées et descentes chromatiques d’un hautbois lors d’une tournée « Cordes et vents » restée célèbre (consignée dans l’album live Les Yeux fermés) est particulièrement évocatrice de l’invitation au voyage tout à la fois sensuel et existentiel suggéré par ce morceau qui s’est rapidement imposé au fil des dix dernières années comme emblématique d’une échappée rédemptrice. Au fil des textes et des inventions musicales, la magie de la figure féminine, dispensatrice de cet essor « quand les gouffres appellent » (« Ma Blonde »), est réensemencée par la force et l’iridescence de l’allégorie. Elle devient ainsi tour à tour « perverse marquise » détentrice d’une promesse de vie renouvelée à travers ses jeux érotiques, Vénus distillant lentement ses secrets (« Vénus [End Page 6] from Passiflore »), créature chargée de mystère, d’ambivalence et de sensualité aussi trouble qu’irrésistible (« boca abrasadora ») qui « se prélasse », gardienne d’un au-delà enfoui (« Puerta del Angel ») aux allures de petite mort vers laquelle converge le désir (« Eres la luz de cada día para mi alma »). Loin d’un réalisme étriqué et réducteur, ces arabesques du fantasme dessinent un de ces paysages oniriques tout en tangages rythmiques, en bifurcations sémantiques, linguistiques et harmoniques dont le groupe est coutumier, donnant libre cours à un imaginaire largement teinté de surréalisme.

 À tout moment le rêve

Au combat contre la mort et l’érosion du temps, invariant dans la poésie d’Eiffel, seuls l’art et l’essor de l’imaginaire peuvent donner un sens, ouvrir un espace, comme l’attestent l’appel vibrant lancé au Phoenix via les « fêlures crâniennes » qui « logent un rayon de lune » dans « Sous ton aile » (A tout moment) mais aussi la myriade d’images naissant de la convocation d’un être cher disparu dans la chanson au titre éloquent « Milliardaire » (Foule monstre). L’amour confronté au deuil y jaillit en salves métaphoriques et sensorielles, mêlant touches de couleurs et d’humour dérisoire dans cet inventaire de la corne d’abondance de la mémoire ; l’ensemble se fait ainsi tableau, tombeau de l’absent – au sens bien sûr musical du terme –, d’une vie féconde entre « folies en cohorte », « rotondités océanes » et autres « vacarmes » qui ne cessent de faire saillie sur le mur lisse de l’absence et du silence :

Athènes se diamante de poussière
Que mes yeux peignent en natures mortes
Toi, le sang, la nuit blanche, folies en cohorte
Dont je reste milliardaire
(« Milliardaire »)

Comme on l’a déjà suggéré, l’ouverture de cet espace, l’enthousiasme créateur se marquent aussi par l’élargissement à l’universel perceptible dans de nombreuses chansons qui, traversées par les multiples observations de la réalité, se font chambres d’échos via une voix centralisatrice déversant le flot de son imaginaire. Dans la chanson-titre de l’album Foule monstre, où le groupe a eu recours à nombre de « gadgets sonores » pour accroître l’expressivité d’ensemble et contrer parfois la gravité du propos au moyen du dérisoire[7], l’intrusion de la réalité extérieure dans la subjectivité se manifeste volontiers par des fragments de bruits concrets samplés (sirènes de pompiers et autres) tandis que la musique procède par amplification progressive. Ostinato électronique allié au basson installant une trame continue, paronomases (« D’années en apnées ») et anaphores (« Foule monstre ») disent la fascination de la voix poétique pour le déferlement des facettes contrastées d’une humanité à laquelle elle se mêle via un « nous » implicite et la notation finale sur fond de point d’orgue éloquent, « Je m’y sens / Des milliers » :

Foule monstre
Sur tes chemins de fortune
Hurleurs d’acier et rois fainéants

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D’années en apnées
Tu fredonnes un air saturé
Sommes tous de mèche, sur le côté
(« Foule monstre »)

Repoussant les « frontières du partage émotionnel », signant « l’avènement de l’auditeur en interlocuteur » (July 303), la chanson se fait, chez Eiffel, volontiers créatrice d’un fort courant de solidarité lyrique invitant au dépassement des limites, du figement et de la soumission. À l’instar de la « Chanson trouée » déjà évoquée, « A tout moment la rue » se donne ainsi comme un hymne fédérateur où aux impressions véhiculées se mêle une exhortation via un « Nous » unificateur renforcé par la basse obstinée des percussions :

Non comme un oui
Aux arbres chevelus
À tout ce qui nous lie
Quand la nuit remue
Aux astres et aux Déesses
Qui peuplent nos rêves
Et quand le peuple rêve
À tout moment la rue peut aussi dire…
(« À tout moment la rue »)

Cette dimension dialogique est par ailleurs renforcée par la superposition des deux voix de Romain Humeau et de Bertrand Cantat mais aussi par le tuilage de ces voix sur le « non » qui ponctue le refrain avec une insistance et une densité vocalique croissantes. Ce mot de l’intime et de l’enfoui, prolongé de manière spectaculaire à la fin du morceau et se muant en cri lors de certains concerts, fait ici sensiblement résonner « la voix articulée et modifiée par le jeu du larynx, des organes buccaux et des fosses nasales » (Lamy 111), voix émancipatrice, voix excavatrice, creusant le verbal en autant d’échappées vers le rêve et l’ « inédit, c’est-à-dire ce qui n’a pas été dit ou conçu » (Toudoire-Surlapierre 56), bien au-delà du simple refus ou de la simple démission. L’ouverture vers cet « inédit », vers ce chaos créateur, l’appel lancé à l’élan vital et à sa force de résistance empruntent ici la voie d’une forte corporalisation du texte, corporalisation d’autant plus perceptible en live que ce « non », aux antipodes du nihilisme et du négativisme, est rituellement scandé par le public à la fin du morceau, le partage émotionnel et l’envol imaginaire qui en résultent étant ainsi largement palpables.

Conclusion

« Chanson trouée », « brèches dans les murs », « fêlures crâniennes » laissant autant de « marge[s] pour l’imaginaire [8]» : les figures d’ouverture, chez Eiffel, ne cessent de se mêler à celles d’une affectivité vibrante pour signifier l’accueil de l’inconnu, l’émerveillement, l’étonnement, le combat contre le vide et l’anéantissement, le figement, combat pour la création de vie, d’art, d’amour sous toutes ses formes. Eros y prend les visages les plus divers, des figures oniriques multiples jusqu’aux résurgences du passé célébrant la [End Page 8] continuité d’un rêve humain et illustrant le principe selon lequel l’art « consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée » (Deleuze, 2014). Hymne à la mobilité, au questionnement, exaltation des sens, de la conscience et de l’imaginaire, passion pour le déchiffrement de l’humain à travers le renouvellement des formes et des postures, l’art d’Eiffel semble pleinement s’inscrire dans un seul credo : celui de l’amour important. Un credo que Romain Humeau, lorsqu’il fait cavalier seul, réaffirme avec force à travers la quête effrénée d’intensité, aux multiples accents baudelairiens, de L’éternité de l’instant, ou le martèlement obstiné et inquiet de l’ultime questionnement : « Quel est ton nom, […] Amour ? ».[9]


[1] http://www.dailymotion.com/video/xtczk5_eiffel-a-day-in-the-life-reprise-de-the-beatles-en-mouv-session_music

[2] https://www.youtube.com/watch?v=rIwSSAk_XQc, https://www.youtube.com/watch?v=_Jt-peaCFIM.

[3] « Minouche / L’âme et le dos courbés / Pavane Lachrymae / Face aux temps qui reculent / Pour mieux sauter / Minouche ».

[4] http://www.eiffelnews.com/article,interview-de-romain-humeau,69.html

[5] http://www.lavenir.net/cnt/DMF20120903_00199899

[6] https://www.humanite.fr/culture/eiffel%3F-%C2%AB%3Fnous-sommes-des-colporteurs-d%E2%80%99
impressions%3F%C2%BB-503032

[7] http://www.rtbf.be/video/detail_eiffel-l-interview?id=1750312

[8] https://www.humanite.fr/culture/eiffel%3F-%C2%AB%3Fnous-sommes-des-colporteurs-d%E2%80%99
impressions%3F%C2%BB-503032

[9] Extrait des paroles de la chanson « Amour » de l’album Mousquetaire #1 (2016). [End Page 9]

 

Discographie

Eiffel. Abricotine. Labels, Virgin Music, 2001.

Eiffel. Le Quart d’heure des ahuris. Labels, EMI, 2002.

Eiffel. Les Yeux fermés. Labels, EMI, 2004.

Eiffel, Tandoori. Labels, 2007.

Eiffel. À tout moment. PIAS, 2009.

Eiffel. Foule Monstre. PIAS, 2012.

Romain Humeau. L’Éternité de l’instant. Labels, EMI, 2005.

Romain Humeau. Mousquetaire #1. PIAS, 2016.

Noir Désir. Des visages des figures. Barclay, 2001.

 

Bibliographie

Chastagner, Claude, De la culture rock, Paris,Presses Universitaires de France, 2011.

Deleuze, Gilles, « R comme Résistance », dans L’Abécédaire de Gilles Deleuze, 21 juin 2014, https://www.youtube.com/watch?v=MiK3XCDWgsI. Consulté le 3 septembre 2015.

« Eiffel – A Day In The Life (reprise de The Beatles) en Mouv’Session ». dailymotion,  http://www.dailymotion.com/video/xtczk5_eiffel-a-day-in-the-life-reprise-de-the-beatles-en-mouv-session_music. Consulté le 3 septembre 2015.

« Eiffel–Hype ». YouTube, 16 janv. 2007, https://www.youtube.com/watch?v=rIwSSAk_XQc. Consulté le 3 septembre 2015.

« Eiffel “Hype” – avec paroles – live@La Citrouille ». Youtube, 19 oct. 2012,  https://www.youtube.com/watch?v=_Jt-peaCFIM. Consulté le 3 septembre 2015.

« Eiffel, l’interview : Francofolies 2012 ». RTBF, 9 août 2012, http://www.rtbf.be/video/detail_eiffel-l-interview?id=1750312. Consulté le 3 septembre 2015.

« Eiffel : “Nous sommes des colporteurs d’impressions” ».  Entretien réalisé par Victor Hache. L’Humanité, 31 Août, 2012, http://www.humanite.fr/culture/eiffel%3F-%C2%AB%3Fnous-sommes-des-colporteurs-d%E2%80%99impressions%3F%C2%BB-503032. Consulté le 3 septembre 2015.

« Eiffel : “On a toujours été dingo de pop” . Interview de Marc Uytterhaeghe. L’Avenir, 3 sept. 2012,  http://www.lavenir.net/cnt/DMF20120903_00199899. Consulté le 3 septembre 2015.

« Interview de Romain Humeau par CLUBS & CONCERTS, magazine de Bordeaux ». Eiffelnews.com, n.d., http://www.eiffelnews.com/article,interview-de-romain-humeau,69.html. Consulté le 3 septembre 2015.

July, Joël, « Chanson mayonnaise : comment la chanson par sa performance ré-enchante le populaire », dans La Chanson populittéraire, Ed. Gilles Bonnet, Paris, Kimé, 2013, p. 293-308.

Lamy, Jean-Claude, Éloge du non, Paris, Le Rocher, 2012.

Toudoire-Surlapierre, Frédérique, Oui/Non, Paris, Minuit, 2013.

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